Alors que les prix de l’essence augmentent en Haïti, les manifestations vont-elles dégénérer en émeutes?


PORT-AU-PRINCE, HAÏTI — Au cours des cinq dernières années, Wilner Jean-Vil a travaillé comme chauffeur de taxi moto pour subvenir aux besoins de sa femme et de ses deux enfants. Il avait l’habitude de compter sur un flux quotidien de clients réguliers, mais avec le pays paralysé par les pénuries de carburant et les manifestations, trouver une entreprise est une lutte.

« Il n’y a pas de travail, pas de sécurité sociale. Nous essayons de créer des emplois pour nous-mêmes, mais aujourd’hui, nous sommes fatigués », explique Jean-Vil. « Il n’y a pas de carburant disponible dans les pompes. »

N’ayant pas d’essence pour alimenter sa moto, il n’a pas d’autre choix que de rester à la maison et d’aider sa femme avec leurs enfants. Il compte maintenant sur les dons de nourriture de ses amis pour nourrir sa famille.

« Je n’ai rien à donner à mes enfants », dit-il, s’énervant lorsque le sujet passe à eux. « Ce n’est pas une façon de vivre. »

Au cours des dernières années, Haïti a connu des perturbations dans son approvisionnement en carburant. Le pays des Caraïbes dépend entièrement des importations, qui n’ont pas répondu à la demande en raison de l’incapacité du gouvernement à payer à temps. Maintenant, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui met encore plus de pression sur les approvisionnements en carburant, les pompes d’Haïti sont pratiquement vides. Les concessionnaires du marché noir sont la seule option de la plupart des résidents.

Jean-Vil est l’un des plus de 800 000 chauffeurs de moto-taxi en Haïti qui ont du mal à joindre les deux bouts. Sa famille ne peut plus compter sur ses gains d’environ 200 à 1 500 gourdes haïtiennes (1,45 $ à 11 $) par jour. Le gouvernement subventionnait le coût du carburant, mais après l’annonce par le Premier ministre Ariel Henry en septembre de la fin de ces subventions, les prix ont plus que doublé, déclenchant des manifestations et des barrages routiers dans les grandes villes avec des appels à la démission du Premier ministre. Des bandes criminelles ont bloqué le principal terminal de carburant de Port-au-Prince, empêchant les camions-citernes de passer. De nombreuses entreprises et écoles restent fermées alors que les troubles civils et la pénurie de carburant paralysent le pays.

Anne Myriam Bolivar, GPJ Haïti

Les manifestants descendent dans la rue pour exprimer leur colère face au doublement des prix du carburant. Certains utilisent des arbres pour bloquer une rue de Port-au-Prince.

Les experts locaux avertissent que le pays doit prendre des mesures sérieuses pour prévenir les émeutes, mais les mesures prises par le gouvernement pour distribuer du carburant au cours de la deuxième semaine de novembre n’ont guère contribué à apaiser la colère ou à faire baisser les prix.

« Il y a trois mois, j’ai passé plus d’une journée à la pompe pour obtenir 5 gallons de carburant au prix fixé par l’État. J’ai payé 250 gourdes [$1.80] un gallon », explique Jean-Vil. « Même si c’était difficile et que cela m’a pris beaucoup de temps, c’était disponible. »

Avec une telle rareté du carburant, les résidents se tournent vers le marché noir, où les concessionnaires fixent des prix aussi élevés que 3 500 gourdes (25,50 $) le gallon.

En novembre, le ministère haïtien du Commerce et de l’Industrie, qui a refusé les demandes de commentaires, a annoncé une « distribution disciplinée d’essence dans l’intérêt de toute la population », après que du gaz ait été fourni à « diverses stations-service ». On pense que la police a pu reprendre le contrôle d’un important terminal de carburant auparavant bloqué par des gangs.

Dieunaire Jean Charles est un ancien chauffeur de moto-taxi et coordinateur de la Plateforme des Associations de motocyclistes taxis d’Haïti, une association de plus de 37 000 membres, qui a aidé à encadrer les chauffeurs de motos-taxis, en leur fournissant des vestes pour qu’ils soient plus visibles sur la route et en promouvant des pratiques de conduite plus sûres. Il dit que le carburant supplémentaire ne changera pas la situation.

« Nous demandons toujours une baisse des prix du carburant », explique Jean Charles. « L’État a annoncé que le carburant sera disponible dans les stations-service, mais n’a pas annoncé de baisse de prix. Nous sommes toujours confrontés à une augmentation des prix, ce qui n’est pas à l’avantage de la population. »

Anne Myriam Bolivar, GPJ Haïti

Haïti importe toute son huile de cuisson et 80% de son riz, la plus grande importation du pays, dont le prix a augmenté de plus de 30% au cours de la dernière année.

Anne Myriam Bolivar, GPJ Haïti

Les approvisionnements en carburant d’Haïti sont limités après que des gangs ont bloqué le principal terminal de carburant à Port-au-Prince.

Néonce Antoine, directeur d’une station-service, dit que même s’ils recevaient un approvisionnement en carburant, il craignait les attaques des manifestants s’il essayait de le vendre au nouveau prix plus élevé.

« Je pense que le gouvernement a très mal agi, en doublant le prix du carburant dans un pays où le taux de chômage est très élevé et le salaire minimum très bas », dit Antoine. « Cela va encore étouffer les gens, qui vivent déjà dans une insécurité croissante à cause des gangs. » Il dit que la hausse des prix de l’essence affecte également le coût de la nourriture, des matériaux de construction et des soins de santé.

Les prix des denrées alimentaires n’ont cessé d’augmenter. Haïti ne produit pas assez de nourriture pour répondre à la demande, alors il dépend on importations, principalement des États-Unis et de la République dominicaine voisine. Haïti importe toute son huile de cuisson et 80% de son riz, la plus grande importation du pays et un produit dont le prix a augmenté de plus de 30% au cours de la dernière année. La hausse spectaculaire des prix des denrées alimentaires, ainsi que la crise du carburant et les barrages routiers, menacent l’accès à la nourriture dans un pays où environ un tiers de la population est déjà en situation d’insécurité alimentaire.

Le mari de Jeannie Brice conduisait un taxi de moto jusqu’à ce que la crise le force à quitter la route. « La situation est désastreuse », dit-elle. « Quand vous ne travaillez pas et quand votre mari ne peut pas travailler, et que vous voyez vos enfants souffrir, avoir besoin de manger et que vous ne pouvez pas leur donner à manger, vous pouvez comprendre ma souffrance en tant que mère. »

Sabine Lamour, professeur de sociologie à l’Université d’État d’Haïti, affirme que les personnes qui travaillent dans le secteur informel, comme les chauffeurs de taxi, les vendeurs de rue et les commerçants, ont du mal à gagner leur vie en raison de l’instabilité. Les gens qui travaillent dans la rue voient leur espace de travail réduit avec l’insécurité croissante, dit-elle.

« Ce qui se passe aujourd’hui dans le pays est le résultat du déséquilibre social existant au sein de la population haïtienne », dit Lamour. « Des mesures sérieuses doivent être prises pour éviter les émeutes. »

Jean-Vil ne peut qu’attendre de voir si la dernière livraison de carburant l’aidera à gagner sa vie.

« Le carburant doit être disponible dans les pompes, afin que nous puissions travailler et subvenir aux besoins de nos familles », dit-il. « Cela ne devrait pas être trop demander. »



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